À l’orée de la bande d’immeubles de Mont d’Est, à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), trois silhouettes de béton rouge-rosé s’imposent comme un décor hors d’échelle : Le Palacio, Le Théâtre et L’Arc. Trois colosses de bétons qui forment une ville fiction aussi étrange que fascinante
- Publié le 20-09-2025 à 22h28
Conçu par Ricardo Bofill et livré au début des années 1980, l’ensemble, souvent résumé sous le nom d' »Espaces d’Abraxas » a été pensé comme une réponse spectaculaire à la crise du logement, mixant motifs néoclassiques et éléments de méga structure postmoderniste. L’ensemble a été achevé en 1983 et compte aujourd’hui plusieurs centaines de logements répartis entre ses trois blocs.
Un projet pensé pour imposer une image
Le projet est l’un des épisodes les plus visibles de la politique des « villes nouvelles » autour de Paris : loin de la barre HLM standard, Bofill proposait une architecture théâtrale, colonnes, frontons, arches, pour fabriquer un « décor » urbain. L’intention affichée était double : offrir une apparence monumentale et tenter d’instaurer, par la mise en scène spatiale, de nouvelles formes de sociabilité. Dans une interview, Bofill lui-même confiait une forme d’échec : « Je n’ai pas réussi à changer la ville », reconnaissant les limites d’un projet qui restait trop clos sur lui-même selon lui.
De la grandeur à la complexité d’usage
Sur le papier, l’argument fonctionnait : densité maîtrisée, composition soignée, promesse d’une mixité sociale. Sur le terrain, des problèmes concrets sont apparus : plans intérieurs jugés maladroits, coursives labyrinthiques, déséquilibres dans la composition des publics logés, qui ont transformé l’apparence en contrainte d’usage pour certains habitants. La question n’est pas d’opposer esthétique et dignité des résidents, mais de montrer comment une architecture conçue pour impressionner peut produire, au quotidien, des effets ambivalents. Des voix politiques locales ont même évoqué, au fil des années, la possibilité de démolir ou restructurer tout ou partie du site tant la situation sociale et matérielle a pu se dégrader.
Une image médiatique et cinématographique qui a dépassé le lieu
Les Espaces d’Abraxas ont gagné une renommée internationale comme décor, de films dystopiques (citons Brazil, 1985) à des productions récentes (The Hunger Games : Mockingjay Part 2, 2015), qui a contribué à polariser les regards : pour certains, un patrimoine contemporain emblématique ; pour d’autres, une esthétique qui renvoie à la froideur et à l’étrangeté. Cette double lecture, esthétique et sociale, a rendu le site exceptionnel mais fragile.
Chiffres et décisions récentes
Après des années de débats et une tentative de démolition finalement abandonnée, la municipalité et les bailleurs ont relancé un plan de restauration. Un budget d’environ 16 millions d’euros a été annoncé pour des opérations de réhabilitation : ravalement des façades, mise aux normes des installations (plomberie, ventilation) et modernisation des ascenseurs et équipements techniques, avec un calendrier de chantier étalé sur plusieurs années. Ces travaux visent à stabiliser l’état des bâtiments et à en prolonger l’usage, tout en préservant leur silhouette singulière.
Entre stigmatisation et attachement local
Il faut éviter deux écueils : la caricature qui réduirait Abraxas à un décor « dystopique » sans habitants, et l’idéalisation qui ferait croire au lieu comme panacée sociale. Des habitants revendiquent l’expérience singulière de vivre dans un cadre hors norme ; d’autres pointent des désordres matériels et sociaux qui fragilisent le quotidien. Les récits de vie recueillis par la presse montrent ce va-et-vient : Abraxas est à la fois un objet d’étude, un motif esthétique et un quartier habité, soumis aux mêmes questions d’entretien, d’attribution des logements et de sécurité que bien d’autres ensembles de grande échelle.
Que reste-t-il à préserver ?
Le dossier pose une question politique et patrimoniale : comment conserver une silhouette architecturale devenue emblématique sans méconnaître la réalité sociale de ses habitants ? La solution passe par des interventions techniques, diagnostics, travaux, équipements, mais aussi par des choix d’attribution, de gestion et d’animation qui rendent l’espace plus propice à la sociabilité quotidienne. La réhabilitation en cours, dotée de moyens concrets, peut être l’occasion d’appliquer ces leviers ; encore faut-il que la décision publique et les bailleurs travaillent en concertation étroite avec les habitants.
