« Paris sera tout et la province rien » : la centralisation française analysée par l’historien Jean-Jacques Monnier

Juil 14, 2025 | Paris

Histoire. Selon l’auteur d’une impressionnante histoire de la centralisation française, celle-ci aggrave les inégalités entre les territoires. Une manière originale de se pencher, au moment du 14-Juillet, sur notre roman national.

La tour Eiffel lors des Jeux olympiques, le 11 juillet 2024
La tour Eiffel lors des Jeux olympiques, le 11 juillet 2024afp.com/Luis ROBAYO

La France pourrait-elle être moins centralisée ? Devrait-elle mettre fin à l’éternelle hiérarchie entre Paris et « la province » ? Adopter un modèle de nature fédérale ? Beaucoup l’ont pensé, à l’image de l’historien Alexis de Tocqueville qui, au XIXe siècle, mettait en garde contre « la tyrannie de la majorité » et le manque de respect des minorités.

Jean-Jacques Monnier le pense toujours. Ce géographe et historien vient de publier une impressionnante histoire de la centralisation française en deux tomes (1). Et le constat de cet intellectuel engagé, membre de l’Union démocratique bretonne, est sans appel. Au fil des pages, il affirme qu’un système où le centre décide de tout aggrave les inégalités entre les territoires. Il y a ainsi, note-t-il, six fois plus de pédiatres pour 100 000 habitants à Paris que dans le reste du pays !

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Il rappelle aussi que, contrairement à ce que l’on croit parfois, la centralisation n’est pas née avec les Jacobins sous la Révolution française. Son origine, selon lui, remonte aux tout premiers Capétiens, monarques d’un petit royaume qu’ils n’auront de cesse d’agrandir en s’emparant d’autres territoires, parfois de gré, souvent de force. A l’occasion du 14 juillet, voici une remise en question, parfois dérangeante, de notre roman national.

L’Express : Pourquoi l’historien et le géographe que vous êtes a-t-il entrepris de raconter l’histoire de la centralisation française ?

Jean-Jacques Monnier : Parce que j’ai toujours été sensible aux inégalités entre les territoires, donc entre les populations, et que celles-ci ont plutôt tendance à s’aggraver. Il y avait moins de différences entre deux paysans du Moyen Age qu’aujourd’hui entre un habitant de la Creuse et un Parisien ! J’ai voulu comprendre pourquoi la France a choisi un modèle qui creuse les écarts…

On croit parfois que la centralisation aurait commencé avec le « jacobinisme » de la Révolution française. Selon vous, son origine est bien plus ancienne…

Je la fais en effet remonter à Hugues Capet, qui installe au pouvoir la dynastie des Capétiens. Or ce pouvoir ne naît pas n’importe où, mais dans le petit royaume des Francs, situé entre l’Oise et la Marne. Un royaume minuscule – l’équivalent de deux départements actuels – qui va s’emparer au fil des siècles de territoires de plus en plus éloignés en créant d’emblée une inégalité puisque son chef se proclame roi et dénie ce titre aux autres.

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Quels ont été les monarques les plus centralisateurs ?

Je citerai en premier lieu Philippe Auguste (1170-1223). Après la bataille de Bouvines, il annexe l’Artois, le Vendômois, le Valois et l’Amiénois, mais son acte majeur est la conquête du comté de Toulouse, qui modifie la nature du régime. Après la croisade contre les Albigeois, Philippe Auguste n’est plus seulement le roi des Francs ; il est devenu roi de France, sachant que cette France n’est plus homogène culturellement. Dans ces vastes territoires du Midi, on parle en effet une tout autre langue, la langue d’oc, qu’ont magnifiée les troubadours avec des œuvres qui ont ébloui l’Europe entière. Leur annexion va à la fois entraîner le déclin de cette civilisation et permettre au royaume de France de se renforcer militairement et de procéder plus tard à d’autres conquêtes.

Philippe Le Bel (1285-1314) a joué également un grand rôle. Non seulement il annexe Lille, la Champagne, Lyon, le comté de Bar et temporairement la Navarre, mais surtout, c’est lui qui transforme un État encore féodal en une monarchie moderne où la volonté du roi s’impose à tous. Ce modèle sera perfectionné au XVIIe siècle par Louis XIII et de Louis XIV, qui s’emploieront à renforcer l’absolutisme.

Quelles méthodes ont été utilisées ?

Elles ont souvent été brutales, qu’il s‘agisse de mariages forcés ou de recours à la force pure. Le cas de la Bretagne, longtemps considérée comme un royaume concurrent en raison de sa puissance maritime, est assez exemplaire. Après la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, en 1488, qui va entraîner la perte de son indépendance entre 1492 et 1514, une période de terreur s’ensuit. Les troupes restées sur place multiplient les incendies, les viols, les razzias, les violences à l’égard des civils…

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Vous parlez même d’un « processus de sidération ». Qu’entendez-vous par là ?

La volonté d’annexion est telle que les soldats ont ordre d’appliquer les méthodes les plus féroces, afin notamment d’amener les élites locales à se soumettre. Et cela vaut pour toutes les époques. Au Moyen Age, l’un des épisodes marquants de la croisade contre les Albigeois est le siège de Lavaur, près de Castres, où 400 Cathares, hommes et femmes, sont massacrés tandis qu’une femme de la noblesse, Guiraude de Lavaur, est violée par les soudards avant d’être jetée les poings liés dans un puits que l’on comble de pierres. Au XVIIe siècle, lors de la conquête de la Franche-Comté par Louis XIV, les paysans d’Arcey sont brûlés vifs dans le clocher de l’église où ils s’étaient réfugiés. Et cela n’a rien d’exceptionnel : on observe les mêmes comportements en Guyenne, dans les Cévennes, à Dijon, à Grenoble, en Corse… La grande philosophe Simone Weilécrira dans son livre L’enracinement à propos de l’Alsace : « Les gens de Strasbourg se mirent à pleurer quand ils virent les troupes de Louis XIV entrer dans leur ville en pleine paix, sans aucune déclaration préalable, par une violation de la parole donnée digne de Hitler. » Une comparaison établie en 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale !

Pour autant, dites-vous, la monarchie savait aussi faire preuve de pragmatisme…

En effet. Là où il y avait résistance – l’Alsace, le Béarn, la Bretagne… – le roi accordait une certaine autonomie, avec des assemblées représentant les trois ordres (les « Etats »), votant l’impôt. Il s’agissait d’une sorte de monarchie à l’anglaise où le roi devait obtenir l’accord des parlements locaux pour appliquer ses réformes. Les statuts des territoires conquis et les libertés locales différaient donc selon les circonstances. La centralisation était plus forte dans les territoires les plus proches comme le bassin parisien.

De même, le plurilinguisme n’était pas considéré comme un problème : il témoignait au contraire de l’étendue du royaume, donc de la puissance du roi. Dans la tradition féodale, il était essentiel pour les suzerains d’obtenir la soumission des vassaux, mais, une fois cette fidélité acquise, le pouvoir ne cherchait pas à uniformiser les cultures.

L’Ancien régime reconnaissait l’existence de plusieurs nations, comme la nation picarde. Est-ce à partir de la Révolution que l’on est passé à « la » nation, au singulier ?

Exactement. Après la mort de Louis XVI, l’unité du régime ne peut évidemment plus être incarnée par la figure du roi. C’est ce manque que les révolutionnaires vont s’efforcer de combler en favorisant d’autres unités, comme l’a montré l’historienne Mona Ozouf. L’unité par la représentation, avec une assemblée unique concentrant tous les pouvoirs. L’unité du territoire, par le refus du fédéralisme Et l’unité par la langue, avec la volonté d’anéantir les « patois ». Saint-Just ira même jusqu’à mettre en avant « l’entière abstraction de tout lieu ».

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Mais n’y a-t-il pas aussi une avancée vers l’égalité, notamment avec la nuit du 4 août et la fin des privilèges ?

Ce que l’on a présenté comme des « privilèges » ne correspondait pas toujours à des avantages indus. Certes, il s’est agi en partie de mettre fin aux droits seigneuriaux. Mais on a aussi supprimé les Etats provinciaux et concentré le pouvoir à Paris, ce que ne demandait aucun cahier de doléances. Cela s’est traduit notamment par le remplacement des Provinces par 83 départements, découpés artificiellement, ce qui a permis à Paris de diviser pour régner. Comme le dira en 1789 le député Malouet : face à ces « 83 petits roquets », « Paris sera tout et la province rien ».

Les Montagnards, minoritaires en Province, ont pris toutes leurs décisions depuis la capitale, sous la pression du club des Jacobins – d’où le terme de jacobinisme. Une attitude « logique », d’une certaine manière : les radicaux avaient besoin du centralisme et de l’appareil d’Etat pour imposer leur volonté. Et, là encore, ils ont eu recours à la sidération. En Vendée, les colonnes infernales de Turreau ont cherché des moyens industriels pour tuer plus vite. Considérant que l’arsenic, la guillotine, la baïonnette, la balle, la massue ne sont pas assez expéditifs, ils privilégient les noyades de masse et tirent au canon contre des civils attachés. A Angers, ils réalisent même des culottes de cheval à partir de la peau tannée des victimes ! Autant de réalités longtemps niées « pour ne pas affaiblir la République »…

A cette époque, la centralisation tourne donc à la dictature. Ainsi s’explique d’ailleurs la fascination qu’exercera la Révolution française chez les marxistes, qui y verront la confirmation de leurs théories. Un petit groupe déterminé peut renverser des structures de domination en s’appuyant sur pouvoir absolu d’un parti et un Etat centralisé.

L’esprit du jacobinisme va-t-il survivre à la Révolution ?

La réponse est oui, et cela sous tous les régimes ! On le constate dès le Premier Empire, lorsque Bonaparte reprend et rationalise les cadres de la Révolution. Il conserve les départements, institue les préfets, nomme les maires, met en place une fonction publique d’Etat, refuse les libertés locales. Le pays reste quadrillé et commandé à partir du centre. De là ce paradoxe : alors que la Révolution était née d’un désir de libertés, elle a débouché sur une dictature centralisée.

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En 1815, on aurait pu s’attendre à ce que la monarchie prenne le contrepied de l’Empire et mette fin à la centralisation. Cela n’est pas été le cas…

Les royalistes en effet, se sont ralliés à l’idée des philosophes du XVIIIe siècle : les citoyens doivent avoir la même culture. Cela tient notamment à l’appartenance de Louis XVIII à la franc-maçonnerie, une société de pensée où s’est développée l’idée d’une citoyenneté abstraite.

Les choses n’ont-elles pas changé avec la IVe et la Ve République ?

En partie, mais en partie seulement. En 1947, la publication du livre de Jean-François Gravier Paris et le désert français, marque une prise de conscience. En 1969, le général de Gaulle lance un projet de régionalisation, mais il perd le référendum qu’il lance sur ce sujet et quitte le pouvoir à cette occasion. C’est assez symbolique…

En revanche, François Mitterrand et Gaston Defferre mettent bel et bien œuvre la décentralisation en 1982-1983…

C’est un pas important, en effet, l’un des premiers dans ce sens après l’élection des maires au suffrage universel autorisé par la IIIe République. Depuis les années 1980, les élus locaux peuvent prendre des décisions sans l’aval des préfets et les conseils régionaux sont élus au suffrage universel. Mais Gaston Defferre lui-même reconnaissait qu’il s’agissait d’une cote mal taillée. Il voulait affaiblir les départements. Or, c’est la région qui demeure un nain politique.

Les résultats ont néanmoins été significatifs. L’état des lycées, par exemple, s’est considérablement amélioré depuis qu’ils sont gérés par les Conseils régionaux. Malheureusement, on a assisté depuis à un mouvement de recentralisation. L’autonomie financière et fiscale des collectivités locales se réduit à la portion congrue. L’aménagement du territoire n’existe plus ou, plutôt, il fonctionne en sens inverse. Chaque année, le ministère de la Culture accorde 35 fois plus d’argent par habitant à un Francilien qu’à un habitant du Doubs !

Précisément. Quel rôle jouent la langue et la culture dans ce processus de centralisation ?

Un rôle majeur. L’idée de la supériorité du français et du mépris de la province a émergé dès le XVIIe siècle, période à partir de laquelle le mot « culture » se restreint peu à peu aux valeurs esthétiques des classes les plus aisées de la capitale. Toutefois, c’est encore avec la Révolution que l’on franchit un cap. La monarchie avait fait du français la langue de l’administration, mais laissait les populations libres de parler les langues historiques de leur territoire. A partir de 1793, on bascule alors dans la négation des différences avec la volonté d’effacer les « nations primaires », comme les appelait l’intellectuel occitan Robert Lafont. La langue devient une nouvelle religion d’Etat et les révolutionnaires se fixent pour but d’ »anéantir » les langues régionales, comme le proclame l’abbé Grégoire.

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Cette entreprise aboutira-t-elle ?

Pas sous la Révolution, car on ne change pas la langue des peuples en quelques années. C’est la IIIe République qui va s’en charger en faisant du français – et du français seul – la langue de l’école publique, donc la langue de la promotion sociale. Non seulement le basque, le breton, l’occitan et les autres langues du pays sont exclus de l’éducation, mais les enfants « coupables » d’employer la langue de leurs parents – la seule qu’ils connaissent – sont régulièrement punis, comme l’a montré l’historienne Rozenn Milin (2) : coups de fouet, coups de règles, nettoyage des toilettes – parfois avec la langue -, corvées diverses… Les écoles catholiques ne sont pas en reste : « Parler patois fait pleurer le petit Jésus », affirme ainsi une religieuse d’un collège privé d’Ille-et-Vilaine ! Ces méthodes perdureront jusqu’aux années 1960 et 1970, et même un peu plus tard en Alsace.

Vous dénoncez un « ethnocentrisme parisien » : n’est-ce pas excessif ?

Je ne le crois pas. Les élites de la capitale ont imposé l’idée d’une hiérarchie entre la culture parisienne et les autres cultures de France, qu’ils ont d’ailleurs réduites au rang de simples « folklores ». Dans ses Carnets de voyage, le philosophe Hippolyte Taine écrit : « La province est une autre France en tutelle de Paris, qui la civilise et l’émancipe de loin par ses commis voyageurs, ses garnisons mobiles, sa colonie de fonctionnaires, ses journaux et un peu par ses livres ». Mais je pourrais également vous citer Molière, La Fontaine, Balzac, Hugo, Mérimée… En 1976, encore, on pouvait lire dans le Petit Larousse : « Provincial: se dit d’une personne ou d’une chose dont les caractères contrastent avec le raffinement l’élégance ou la vivacité propres à la capitale. »

Nous sommes bel et bien face une négation permanente de la diversité constitutive de notre pays, diversité perçue comme un handicap et non comme une richesse. Si bien qu’aujourd’hui encore, dans l’esprit de beaucoup, la culture française se réduit aux goûts des classes les plus favorisées.

Est-ce la crainte du séparatisme qui a motivé cette politique ?

C’est certain. Il ne faut jamais oublier que la France est un grand carrefour, mêlant des régions latines, celtes, germaniques, basques… Culturellement, notre pays n’avait donc pas de raison d’exister et c’est pour cela que nous sommes aussi centralisés, comme l’avait reconnu explicitement le député gaulliste Alexandre Sanguinetti en 1970 : « Sans centralisation, il ne peut y avoir de France. Il peut y avoir une Allemagne, il peut y avoir une Italie parce qu’il y a une civilisation allemande, une civilisation italienne. Mais en France, il y a plusieurs civilisations […] L’existence de la France n’est pas naturelle : elle a été la conséquence d’une volonté politique qui ne s’est jamais démentie à travers les monarchies, les empires, les républiques. La centralisation a été l’antidote ».

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C’est aussi ce que pensait un autre gaulliste, Alain Peyreffitte, tout en ayant un point de vue critique sur ce sujet. Selon lui, la nation française résultait de « la création artificielle d’un Etat interventionniste, dirigiste, hostile à l’initiative, méfiant à l’égard de la province ». Il en concluait que la société française était bloquée et qu’une régionalisation mesurée était précisément le moyen de la débloquer.

Peut-on établir un lien entre la centralisation et le colonialisme ?

Il existe entre les deux situations une différence majeure : les provinciaux ont toujours été considérés comme des citoyens et ont disposé du droit de vote, ce qui n’était pas le cas pour les peuples colonisés.

En revanche, on trouve dans les deux cas l’idée d’une supériorité de Paris. Le cas de Jules Ferry est emblématique. Lorsqu’il déclare en 1885 devant la Chambre des députés : « Les races supérieures […] ont le devoir de civiliser les races inférieures », il pense bien sûr aux colonies. Mais son attitude vis-à-vis des autres régions de l’Hexagone relève de la même philosophie dans la mesure où il entend également les civiliser en diffusant la langue française. Dans le Morbihan, l’un de ses inspecteurs d’académie proposera ainsi de créer pour « l’amélioration de la race bretonne quelques-unes de ces primes que nous réservons aux chevaux » ! Il y a chez Ferry une vision messianique : il croit sincèrement apporter le progrès aux populations. Ce qu’il ne comprend pas, c’est qu’en détruisant d’autres cultures, il s’attaque à la dignité des peuples. Il ne voit pas non plus qu’en idéalisant Paris, il nie le principe même d’égalité inscrit dans la devise républicaine.

Finalement, vous remettez en cause la manière dont est aujourd’hui racontée l’histoire de France, notamment dans les manuels d’histoire…

Comme l’a bien montré l’historienne Suzanne Citron (3), les Français subissent un conditionnement des esprits par la diffusion du « roman national » présenté à l’école. Depuis l’origine, toute extension du territoire géré par le pouvoir central est présentée comme un progrès, et cela malgré les souffrances infligées aux populations. « C’est dans le sang qu’on éteignit la civilisation, la langue, l’indépendance du Midi, concèdent ainsi Amann et Coutant en 1884 dans leur Cours normal d’histoire. Mais c’est pour ajouter aussitôt : « C’est à ce prix que l’on sauva les principes de la nationalité française ».

Ce « roman national » est-il né avec l’école de la IIIe République ?

Même pas. Dès le XIIIe siècle, l’Etat centralisé s’appuie sur des récits hagiographiques pour justifier ses extensions territoriales. C’est le cas notamment des Grandes chroniques de France, dans lesquelles les Capétiens sont présentés contre toute vraisemblance comme les héritiers de Clovis qui ne feraient que retrouver leur ancien Empire.

Et cela n’a jamais cessé. Au début du XIXe siècle, Michelet s’inscrit dans la même veine et justifie la centralisation, qu’il présente comme « le principe même de notre grandeur » avant d’ajouter : « C’est elle qui a fait de la France une nation puissante et respectée ». Dans les années 1920, Guillaume Hanotaux assure dans L’histoire de la nation française : « La Gaule a connu la centralisation romaine. La féodalité l’a brisée. La France, d’instinct, y revient ». Raccourci saisissant de la doctrine d’une France éternellement centraliste !

Il en va de même des manuels de géographie, où l’on parle du « climat de la France », au singulier, comme s’il était le même à Charleville-Mézières et à Nice ! On assure aussi que « les caractères disparates des races primaires sont fondus pour fonder un type nouveau, le type français » (Gallouédec et Maurette, classe de quatrième, 1 934), comme s’il n’y avait aucune différence entre un Basque, un Breton et un Corse… Les notions de diversité culturelle, de volonté populaire ou de simple morale s’effacent complètement.

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Globalement, on exclut totalement les histoires spécifiques : tous les élèves apprennent l’histoire de France à partir de l’histoire de Paris, mais pas l’histoire de la Bourgogne, de la Bretagne ou de la Corse avant leur intégration au territoire national. La conception de l’Etat central est véhiculée comme une évidence et présentée comme l’expression du bien. On est toujours face au mythe de la « France incréée ».

Qu’entendez-vous par là ?

Notre pays ne serait pas le fruit d’une volonté politique, mais une réalité voulue par la géographie. C’est l’idée des « frontières naturelles » que suffit pourtant à démentir n’importe quelle carte de France. Ici, elles passent à travers les montagnes – les Alpes, les Pyrénées – ; ailleurs, elle les enjambe (les Vosges, le Massif central) ; ailleurs encore elles se situent le long d’un fleuve (le Rhin). En réalité, les frontières se situent là où le pouvoir central a été bloqué militairement, mais on a voulu faire croire que la France était une évidence, alors qu’elle est fondamentalement une construction politique.

Le roman national n’est tout de même plus ce qu’il était au XIXe siècle… Qu’en est-il des manuels d’histoire aujourd’hui ?

Le style n’est plus aussi lyrique, c’est vrai, mais l’extension du domaine royal est toujours présentée de manière positive. Et ce que l’on dit de l’histoire récente reste caricatural. Les Montagnards assurent la défense de la France ; les noyades de la Loire n’existent pas ; Napoléon continue l’œuvre de la Révolution ; les lois Ferry sont formidables. Etc. On a progressé sur la présentation de la colonisation, mais c’est à peu près tout. Le roman national conserve la même ligne continue qui va des Gaulois à la France d’aujourd’hui, sans évoquer la diversité régionale et en se concentrant sur la pérennité de l’Etat.

Selon vous, la centralisation serait de surcroît inefficace…

Mais c’est le cas et c’est inévitable car le centralisme ne permet pas de mener des politiques adaptées aux spécificités de chaque territoire. Souvenez-vous du mouvement des gilets jaunes, né d’une hausse des taxes sur l’essence, décidée depuis Paris – une ville où existent des transports en commun performants — sans tenir compte de la France périphérique, prisonnière de la voiture. Souvenez-vous aussi de l’écotaxe, que l’Etat a voulu imposer partout en 2013. Cette mesure était réclamée en Alsace, envahie par les camions qui contournent l’Allemagne. En revanche, elle était inadaptée à la Bretagne, une région où il n’existe pas d’alternative à la route, ce qui a déclenché le mouvement des Bonnets rouges.

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On en arrive donc à cette contradiction : alors que la France place l’égalité au cœur de son imaginaire, elle produit surtout des inégalités territoriales, comme le montrent livre après livre des observateurs de la société française comme Jérôme Fourquet et Christophe Guilluy.

Et pourtant, de nombreux Français réclament plus d’Etat…

Le paradoxe n’est qu’apparent. Quand on est biberonné depuis l’enfance par un Etat nounou, on sait qu’il ne sert à rien de s’adresser aux élus locaux, puisque ceux-ci n’ont ni le pouvoir ni l’argent. Donc, quand quelque chose ne marche pas, c’est vers Paris que l’on se tourne. Mais le serpent se mord la queue. En affaiblissant les pouvoirs locaux, l’Etat est non seulement moins efficace, mais il accroît les mécontentements et alimente les votes de défiance.

La France aurait-elle donc intérêt à devenir un Etat fédéral ?

C’est évidemment souhaitable car, comme l’écrivait Goethe, « la France serait plus belle avec 10 centres qu’avec un ». Des pays fédéraux comme la Suisse ou l’Allemagne sont mieux gérés que le nôtre car la responsabilité locale entraîne une réactivité plus forte et une meilleure adaptation aux spécificités du terrain.

Mais le fédéralisme est contraire à nos traditions…

Je n’ai rien contre les traditions lorsque celles-ci sont positives. Mais pourquoi faudrait-il les conserver quand elles contreviennent à l’intérêt général ? Le servage, l’esclavage, la monarchie absolue ont également fait partie de nos traditions, et nous nous en sommes débarrassés. Pourquoi n’en ferait-on pas de même avec la centralisation ?

(1) Un millénaire de pouvoir vertical (987-1815), puis Le jacobinisme, une addiction française (1815-2025), par Jean-Jacques Monnier, Editions L’harmattan.

(2) La honte et le châtiment – L’imposition du français : Bretagne, France, Afrique et autres territoires., par Rozenn Milin, Editions Champ Vallon.

(3) Le mythe national, l’Histoire de France revisitée, par Suzanne Citron. Editions de l’Atelier/Les Éditions ouvrières.