Ludivine et Lydia sont enseignantes au lycée Hector Guimard, à Paris, un lycée professionnel du bâtiment. Au mois de décembre de cette année, elles discutent avec d’autres membres de l’équipe enseignante en salle des professeurs. Ludivine: « Après des petites discussions en salle de professeurs, on a réalisé qu’on avait chacun, chacune, un ou deux élèves qui étaient dans des situations très précaires. Cet hiver, il faisait particulièrement froid. Il y avait beaucoup d’élèves qui n’avaient pas de manteaux, ou alors abîmé et dessous juste un T-shirt. »
Quand elles constatent la précarité de certains de leurs élèves, Ludivine et Lydia mettent en place une collecte de vêtements. Ludivine : « On a créé une sorte de magasin dans l’établissement. On se rend compte dans les gestes [des élèves], dans leur choix, qu’ils n’ont vraiment rien à part un petit sac. À force de discussion, on réalise qu’ils dorment dehors, sous un pont, souvent sous une tente. »
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C’est à ce moment-là que les deux enseignantes se rendent compte que certains de leurs élèves dorment principalement à la rue. Lydia: « Moi, c’est quelque chose qui me paraît inconcevable. Je ne m’explique pas, alors qu’on dit que c’est des métiers en tension, qu’on a besoin de main d’œuvre dans ces filières-là, qu’on se dise pas à Guimard, il y a des futurs détenteurs d’un CAP métallerie, on a besoin de métalliers, d’ouvriers soudeurs, on prend en charge leur formation. Ils sont motivés, ils bossent bien. À chaque fois qu’on a des retours de patrons, généralement ça se passe bien. Ils sont contents, ils voudraient les embaucher. »
« Dans la rue, on dort pas bien, on se lave pas bien, on mange pas bien. »
Mohammed, élève en première année de CAP plomberie, est dans cette situation. « J’aimerais faire de la plomberie pour servir les gens qui en ont besoin. Mais ça ne va pas de mon côté parce que je dors dans la rue. L’automne, l’hiver, j’étais dans la rue, tout en allant à l’école. Je dormais sous le pont à la gare de Lyon, dans une tente, avec d’autres jeunes. Comme nous sommes beaucoup, on se regroupe pour avoir un lieu où on se sent en sécurité. »
Il tente de concilier ses études avec la vie à la rue, ce qui est impossible. « Durant tout ce temps, c’était la tristesse, la colère, des fois la maladie. Il y a tout ça, il y a des émotions. Et aussi le froid. Je ne suis pas habitué du froid. Avant de rentrer au lycée, j’avais l’intention de me suicider, parce que ça n’allait pas. Mais une fois rentré au lycée, j’ai un peu d’espoir, grâce à l’aide d’un professeur. Donc on va essayer de dire que vraiment ça va aller, concentre-toi, ne fais pas de bêtises, ne te décourage pas, prends les études au sérieux. »
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« On ne peut pas estimer qu’un jeune est scolarisé correctement s’il dort à la rue. »
Indigné.es, les professeur.es décident de dresser un bilan des élèves en situation de mal-logement dans leurs classes. Ludivine: « Notre premier travail, ça a été d’essayer de comptabiliser ces élèves. Chaque année, on a des élèves dans des situations précaires. Mais là, cette année, on avait l’impression que c’était un nombre vraiment plus important que d’habitude. Puis on a commencé à réfléchir à des solutions. »
L’idée de lancer une cagnotte se forme. Ludivine :« Nos familles ont mis de l’argent, et même beaucoup d’argent. C’était émouvant parce qu’on s’appelait, on disait ‘tu as vu la cagnotte, tu as vu la cagnotte ?’. On voyait les chiffres comme ça qui augmentaient, 1 000, 2 000, 3 000, 4 000. Au début, je regardais tout le temps ! Chaque sou paraissait merveilleux. »
L’argent récolté sert à héberger les élèves qui n’ont pas déjà un toit pendant les vacances de Noël. Ludivine : « Les élèves, quand ils apprennent qu’ils vont dormir au chaud, ils comprennent assez vite que c’est pour une période, mais ils sont contents. ‘Même une nuit, madame, nous on prend’, ça je me souviens. ‘Même une nuit’, parce qu’en fait, une nuit, ça veut dire une nuit de sommeil réparateur. Ce qu’on voit, chez des élèves qui dorment dehors c’est une vieillesse. Ça vieillit la rue, l’angoisse vieillit, la peur ça vieillit, le fait de pas dormir ça vieillit. »
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« Il y a une forme de violence quand on explique aux élèves les valeurs fondamentales de la République et qu’on sait dans quelle situation ils sont. »
Certains élèves ont ainsi pu dormir en sécurité quelques jours. Les professeurs ont noté une amélioration de leur état physique et mental. Cependant, au retour des vacances, une très mauvaise nouvelle les attend. Lydia : « J’apprends, dans une formation, une information officieuse où une collègue qui travaille au Casnav, centres d’accueil pour les élèves arrivant en France, le service du rectorat qui gère la scolarisation des élèves qui arrivent de l’étranger, dit ‘voilà, on a appris que le dispositif lycéen allait s’arrêter’. On est un peu effarés. Moi, ce que je comprends, c’est qu’ils vont arrêter d’inclure de nouveaux élèves dans le dispositif. Au fur et à mesure, on comprend qu’en fait non, c’est même pire que ça, ils vont arrêter complètement. »
Le dispositif lycéen était un programme d’hébergement d’urgence des jeunes à Paris. Lydia : « Ça me paraît complètement absurde. Pourquoi ne pas attendre six mois, la fin de l’année scolaire ou que chaque personne ait un diplôme ? Tout ça, on l’a appris comme ça au fur et à mesure et on a mis du temps à avoir une vraie info officielle. Les jeunes, eux, ils l’ont su, je pense, maximum trois semaines avant la date où ils étaient censés rendre les clés de leur hébergement, donc ça c’est aussi très court. »
Les professeur.es du lycée décident donc de médiatiser la situation. Un article parait dans Libération, ce qui donne lieu à des propositions d’aide de la part de particuliers. Mohammed un ainsi pu dormir dans un lit, et décemment s’alimenter. « J’ai bien dormi, j’étais très content et j’ai bien mangé. Ce qui m’a plu chez eux, il nous a aimés comme leurs propres enfants et nous demandait ‘Vous avez mangé ?’. Ça fait longtemps qu’on me demande pas si tu as mangé ou pas. C’était une grande joie pour moi. »
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« Des gamins qui apprennent des métiers dont on a besoin, qu’ils soient à la rue, je trouvais ça assez scandaleux. »
C’est Charles qui le loge. « Je suis tombé sur l’article de Rachid Laïreche dans Libé. J’ai trouvé quand même un petit peu choquant que des lycéens puissent être à la rue. Que des lycéens soient à la rue, ça, c’est une découverte pour moi. Des gamins qui sont scolarisés, qui apprennent des métiers dont on a besoin, qui veulent être intégrés et qui sont sérieux, qu’ils soient à la rue, je trouvais ça assez scandaleux. »
Charles ne sait pas comment il peut aider. « C’est pour ça que j’ai pris contact avec le lycée. Les professeures sont ravies. Le soir-même, elles arrivaient avec les deux Mohamed qu’on a accueillis. Ils étaient là avec baluchons. Ils étaient très sympa, pas très bavards. Ils ont mangé avec nous. Après ils ont été s’installer dans leur chambre et puis dormir. [..] Ces jeunes-là, ils étaient très calmes, très gentils. »
Mais cette solution, du fait de la situation de Charles, ne peut qu’être temporaire. Alors, qu’en est-il des solutions proposées par l’État, le rectorat et la mairie de Paris à l’arrêt du dispositif lycéen ? Nous sommes allé les interroger.
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Merci aux enseignantes et aux élèves du lycée Hector Guimard à Paris, à Rachid Laïreche, Helène Cornet et Mahamadou du lycée Etienne Dolet à Paris.
- Reportage : Olivia Müller
- Réalisation : Peire Legras
Musique de fin : » Abusey Junction « , Kokoro – Album : Kokoroko, 2019.