Le menton posé sur les avant-bras, accoudé à la balustrade, un sage à l’accent lot-et-garonnais s’évade. Il ne comprend pas tout, ne pipe parfois pas un mot, mais il ressent les choses : « Il me semble que c’est beaucoup plus authentique que tout ce qu’on entend dans le milieu de la musique aujourd’hui », assène Francis Cabrel dans un murmure, pour ne pas gêner la répétition générale. Le poète d’Astaffort ne dit pas que c’était mieux avant. Plutôt que c’est bien, là, maintenant, quand les langues régionales enchantent ses oreilles au présent.
Il vient de voir Cali entonner l’hymne de ses Pyrénées-Orientales, « L’Estaca » de Lluis Llach, puis emballer le public réduit de figurants sur son tube « C’est quand le bonheur », revisité en catalan et en euskara ; Claire Keim glisser sa voix douce dans les paroles allégoriques et insoumises de « Loretxoa », de Benito Lertxundi ; les idiomes alsaciens, corses et occitans s’accorder naturellement sur une même mélodie. Il achèvera ce filage par son culte « Je l’aime à mourir », en versions multilingues, entouré de tous les artistes.

Émilie Drouinaud

Émilie Drouinaud

Émilie Drouinaud
Ce jeudi 18 septembre, dans la ferme Inharria de Saint-Pée-sur-Nivelle, habituel écrin à mariages au décor (sur) chargé en symboles basques, se peaufine la captation le soir même d’une émission unissant pour la première fois en musique ces différents parlers. Le projet baptisé Kcanta (1), précédé de l’enregistrement d’un album en studio, sera diffusé le mercredi 24 septembre sur France 3 dans le cadre d’une soirée sur la thématique des langues régionales. Il est porté par les chanteurs locaux Anne Etchegoyen et Patxi Garat, associés à Benjamin Dantes, qui ont composé, écrit, réécrit ou fait traduire tous les morceaux, reprises ou créations originales.

Émilie Drouinaud
Rendre visible l’invisible
La plupart des participants se connaissaient, de près ou de loin (lire par ailleurs), mais n’avaient jamais collaboré tous ensemble : « On a eu l’idée l’an dernier lors des Francofolies de La Rochelle, situe Patxi Garat. On était avec Anne, Francine (Massiani, chanteuse corse) et d’autres. On se disait que ce serait pas mal de monter un projet multilangues régionales, ça n’avait jamais été fait. On réfléchissait aussi à ce qu’il y ait une unité au niveau de la musique. Il n’y a qu’un seul groupe qui joue et accompagne tout le monde. »

Émilie Drouinaud
L’ambition n’est pas qu’artistique. Elle est aussi politique. « Kcanta est né du constat d’une invisibilité des langues régionales à la radio et dans les médias nationaux. On souffre de Parisianisme. Quand on voit que l’album ‘Mezu Mezu’ de Patrick Fiori fait 300 000 ventes et qu’il n’est pas sur la playlist de France Bleu, il y a un problème », cingle Anne Etchegoyen. Sur les ondes, les quotas obligatoires de chansons françaises englobent celles en langues régionales, qui s’y retrouvent noyées. « On voudrait la création d’un sous-quota pour les langues régionales », exhorte la native de Saint-Palais, qui demande également l’avènement d’un prix spécial dédié aux musiques en langues régionales, décerné par la Sacem.
Lourd et léger à la fois
Agréable sur le papier et dans les tympans, Kcanta n’en est pas moins « lourd à porter », reconnaît Anne Etchegoyen dans un soupir. Un « colossal » barnum logistique et 180 000 euros rien que pour l’émission (autour de 35 000 euros pour l’album), financés par des partenaires privés, de grosses entreprises du Pays basque, « un peu d’autofinancement de [sa] structure » et la Région Nouvelle-Aquitaine. La seule collectivité publique à s’être engagée. « Le Département et l’Agglo ne nous ont pas soutenus », regrette-t-elle.
Ce poids ne se ressent pas sur scène, où l’atmosphère des derniers réglages est même plutôt légère, hormis quelques couacs dans les oreillettes. En cheffe de bande, Anne Etchegoyen distribue les vannes au micro, entre deux prestations : « Je vous présente Patxi, petit par la taille, mais grand par le talent. » « J’aurais préféré autre chose, mais bon », sourit le Saratar. « Alors Patxi, sur qui le temps n’a pas de prise ». « On pourrait arrêter avec le physique ? », implore le quadragénaire, justement affaibli par une mauvaise chute à vélo. Cali et sa veste verte Garcimore prend une balle perdue au passage, dans l’hilarité générale : « Tu vas nous faire apparaître une colombe ? » Patxi et Claire Keim se font des clins d’œil complices. Tout le monde semble content d’être là.

Émilie Drouinaud

Émilie Drouinaud
L’adhésion des artistes
Chacun y trouve son compte. Ses racines. Celles du Tarbais Sylvain Duthu, ancien leader de Boulevard des Airs, étaient en Catalogne, par sa mère. Un petit village, à côté de Barcelone : « Même si je ne le parle pas bien, le catalan m’est familier. J’aime énormément qu’un projet défende les langues régionales, ces idiomes méconnus et parfois superbes, qui sont des morceaux entiers de notre histoire. » Cali a baigné dedans : « J’ai appris le catalan à l’école. Et j’étais petit danseur catalan, avec le costume, baratine (chapeau), fache (ceinture) et vigatane (espadrilles). Depuis toujours chez moi, l’odeur de la musique catalane appelle l’été ». Le chanteur engagé est prêt à se donner : « Il y a un vrai besoin de défendre nos langues, qui ont été maltraitées, mises de côté. J’avais été très touché un jour par un reportage où l’on voyait un vieil Écossais dans un village, dernier détenteur d’une langue, qui allait mourir avec lui. »

Émilie Drouinaud

Émilie Drouinaud

Émilie Drouinaud
La totalité du plateau ne maîtrise pas sa langue régionale aussi bien que la Bretonne Clarisse Lavanant, qui s’est réapproprié le mode de communication de ses ancêtres par des cours intensifs. « Mais c’est bienveillant ici, personne ne me reproche de ne pas parler, apprécie son compatriote Dan Ar Braz. Comme je dis toujours, ma guitare parle le breton couramment. » Claire Keim, qui a rejoint son compagnon Bixente Lizarazu au Pays basque il y a bientôt vingt ans, joue aussi le jeu, même si elle n’est pas bascophone : « Ça s’est fait complètement naturellement. La culture, la diversité, le particularisme, ce sont des choses qui me touchent beaucoup. Et ici, je me sens comme dans une famille. » Anne Etchegoyen et les siens ont fait en sorte de créer cette ambiance de camaraderie. « Hier soir, on a fait un immense dîner, avec peut-être 50 ou 100 personnes. On a chanté avec Francis Cabrel, sachant que je suis archi-fan de lui. C’était un moment magique », revit Sylvain Duthu, des étoiles entre elles encore plein les yeux
La présence de l’homme aux 25 millions d’albums vendus enveloppe le projet d’une aura indéniable. Ses mots aussi : « Jusqu’à l’âge de 15 ans, tout le monde parlait occitan autour de moi dans le village. Ces langues sont un trésor qu’il ne faut pas laisser disparaître sans combattre ».
(1) Rapprochement entre kanta, le chant en basque, et les diverses manières de le dire dans les autres langues régionales.
Un casting de « copains », parrainé par Francis Cabrel
Après sa collaboration en 2021 avec Itziar Ituño, l’actrice star de la série espagnole « La Casa de Papel », Anne Etchegoyen a réussi à s’entourer pour son projet Kcanta d’un autre monument, français celui-là : Francis Cabrel. Comment ? Au culot : « On était à l’Hôtel du Palais le 15 août 2024, pour un concert organisé par un ami commun. Je suis allé le voir, j’avais la trouille. J’ai dit ‘Je m’appelle Anne Etchegoyen’. Il m’a répondu ‘Oui je sais’. Il avait vu des affiches de moi à Hossegor, où il a une maison ». Elle prend son mail, lui expose par écrit ce qu’elle veut faire. « Il m’a dit oui quinze jours plus tard. »
« Anne a été persuasive. Mais elle n’a pas eu besoin de me convaincre beaucoup », livre le chanteur, attaché à la défense des langues régionales.
Les autres artistes sont « des copains, ou des copains de copains ». Anne Etchegoyen est amie avec Francine Massiani, la chanteuse corse. Elle avait déjà travaillé avec Cali en 2022 : « Je suis fan depuis très longtemps d’Anne et de tout ce qu’elle défend », s’enthousiasme le Catalan.
Sylvain Duthu, qui est venu s’installer à Biarritz il y a deux ans, est pote avec Patxi Garat. Claire Keim aussi, de longue date : « Depuis une dizaine d’années. Avec Anne, ça fait longtemps qu’on se fait des petits coucous de chanteuses au Pays basque. Il y avait eu plusieurs tentatives pour qu’on travaille ensemble, là ça tombait bien ».


