Au cœur de Paris, la Grande Synagogue au 15, rue Notre-Dame de Nazareth incarne deux siècles d’histoire, de foi et de culture. Fondée en 1822, reconstruite en 1852, elle a vu passer des figures majeures comme Jacques Offenbach, Marcel Proust ou Charles-Valentin Alkan. Haïm Torjman, rabbin de la synagogue, et Alain Krief, Alain Krief, vice-président de la commission culture et dialogue inter religieux du Consistoire de France, reviennent sur ce lieu unique, empreint de spiritualité et d’un héritage artistique exceptionnel, symbole vivant de la République française.
Affiches Parisiennes : Pouvez-vous nous présenter la Grande Synagogue Nazareth ?
Haïm Torjman : En 1806, Napoléon a réuni ce que nous appelons le Grand Sanhédrin, qui a défini plusieurs orientations pour la communauté juive et a décidé de la création du Consistoire central israélite de France. Cette institution allait structurer l’ensemble des communautés juives de France et d’Algérie.
En 1819, sous la Restauration, Louis XVIII a autorisé la construction de la Grande Synagogue rue Notre-Dame de Nazareth, la plus ancienne synagogue de Paris. C’est un lieu majestueux, aux couleurs chatoyantes, mais qui reste à taille humaine. Par la suite, d’autres synagogues plus vastes ont été bâties, comme celles de la Grande Synagogue de la Victoire et de la Rue des Tournelles, qui disposent d’une capacité d’accueil plus importante.
La synagogue Nazareth a accueilli de nombreuses personnalités et a longtemps été le lieu privilégié de la communauté juive parisienne. Construite en 1822, elle a cependant dû être fermée pour des raisons de sécurité, car elle risquait de s’effondrer. Elle a ensuite été entièrement reconstruite en 1852 : c’est le bâtiment que nous connaissons aujourd’hui.
Vous avez une anecdote sur ce lieu ?
Haïm Torjman : Lors de la réunion du Grand Sanhédrin convoqué par Napoléon, une question fondamentale a été posée : la religion prime-t-elle sur l’État ?
Il existe un principe talmudique qui dit : Dina d’malkhuta dina, ce qui signifie « la loi du pays fait force de loi« . À la fin des débats, alors que le Grand Rabbin de France de l’époque, David Sintzheim, de nombreux rabbins et des présidents de communautés étaient présents, Napoléon a déclaré : « Nous allons ratifier toutes ces décisions, et vous viendrez les signer « .
Les participants ont répondu qu’il leur était impossible de signer le jour prévu car c’était Shabbat. Le Grand Rabbin de France de l’époque, David Sintzheim, a alors donné une réponse remarquable, en citant le Roi Salomon : « Je vous ai donné une doctrine précieuse : Ma Torah, ne l’abandonnez pas« .
En rappelant que la Torah est un héritage sacré qui ne peut être mis de côté, il a convaincu Napoléon de changer la date de la ratification. Cet épisode, à la fois sérieux et empreint d’humour, reste une anecdote marquante liée à l’histoire de ce lieu.

Nous sommes actuellement dans la stampede de la synagogue. Alain Krief, quelles sont ses particularités ?
Alain Krief : Il faut savoir que la Grande Synagogue Nazareth possède énormément de particularités. Dès ses débuts, elle a été imprégnée d’un ADN culturel incroyable. Nous pourrions dire que la foi, c’est aussi la culture, les arts et la connaissance. Dès l’origine, cette synagogue respire le culturel.
Le premier maître de musique de cette synagogue s’appelait Jacques Offenbach. Il a commencé à y travailler avec son frère. Le père d’Offenbach était rabbin, et le premier emploi d’Offenbach a été ici, avec son frère. Il était violoniste, mais il a demandé quelque chose d’incroyable pour l’époque, et encore plus pour le judaïsme : un orgue. On lui a répondu que l’orgue était réservé aux églises et aux cathédrales, pas aux synagogues. Un débat a eu lieu entre la communauté et Offenbach. Il a finalement gagné, tant son talent rendait difficile de lui dire non. Il a inauguré l’orgue, et d’autres synagogues ont ensuite suivi l’exemple de Nazareth. Ici, nous l’appelons encore « l’orgue Offenbach ».
Pourquoi Offenbach a-t-il quitté la synagogue ?
Alain Krief : Pour une raison simple, Offenbach avait de plus en plus de succès, car il écrivait des œuvres remarquables. Mais pour réussir, il fallait surtout les jouer… et les concerts avaient lieu le vendredi et le samedi, pendant Shabbat. À la synagogue, nous lui avons dit que faire carrière à l’extérieur ne posait aucun problème, mais qu’un maître de musique de la synagogue ne pouvait pas jouer pendant Shabbat. On lui a donc demandé de choisir, et malheureusement pour la synagogue, il a choisi de se consacrer à sa carrière extérieure.
L’histoire culturelle de cette synagogue ne s’arrête pas là…
Alain Krief : L’un de ses bâtisseurs appartenait à la famille de Marcel Proust : c’était un de ses arrière-grands-pères maternels, de la famille Weill. Il était administrateur de cette synagogue. Nous disons donc que la Grande Synagogue Nazareth, classée monument historique, est aussi « la synagogue de Marcel Proust« . Il est difficile d’imaginer que Proust n’y venait pas, puisqu’il rendait visite à sa mère et à son grand-père, et que les fêtes familiales se déroulaient ici. Son nom figure même parmi les fondateurs : il ne faisait pas que prier, il a contribué à la vie de la communauté.
Nous avons également eu dans cette synagogue un pianiste contemporain de Frédéric Chopin, qui s’appelait Charles-Valentin Alkan. Son nom ne vous dit peut-être rien, mais il a écrit plus de 200 œuvres. Chopin disait de lui qu’il était « plus doué que moi » et, lorsqu’il n’avait plus le temps de prendre des élèves, il les envoyait chez Alkan. S’il est un peu moins connu du grand public qu’Offenbach, c’est parce qu’il était très religieux et jouait pendant les offices du Shabbat, ce qui limitait ses apparitions publiques. Pourtant, à travers le monde, Alkan est reconnu comme une figure majeure de l’histoire de la musique. Que Chopin ait eu une véritable admiration pour lui en dit long.

Une autre personnalité ?
Alain Krief : La liste pourrait être encore longue, mais je vais revenir à Napoléon — même si ce n’est pas le même que précédemment. Cette synagogue entretient une histoire très particulière avec la famille impériale. Une actrice célèbre, Sarah Bernhardt, évoque dans ses écrits une autre grande comédienne : Rachel Félix, considérée comme « la Sarah Bernhardt avant Sarah Bernhardt ». Rachel était mondialement connue, notamment aux États-Unis. Elle a eu un enfant avec le fils de Napoléon. Cela montre à quel point cette synagogue est emplie de culture et d’histoire.
Cela se voit d’ailleurs visuellement : j’ai souvent tendance à dire que c’est un petit opéra. Elle a été conçue par des gens qui aimaient l’art. Très souvent, que nous soyons juifs ou non, lorsque nous entrons dans cette synagogue, nous ressentons qu’elle est habitée. Il y a une âme, des âmes. Certaines personnes ne ressentent rien dans d’autres lieux, mais tous ceux que j’y ai accompagnés — quelles que soient leurs confessions, même ceux qui ne croient pas en Dieu — ont ressenti ce que j’appelle le « syndrome de Notre-Dame de Nazareth ». On y perçoit cette histoire et cette âme, et tout cela dans le respect des valeurs de la République française.
Une autre singularité ?
Alain Krief : Sur la façade de Notre-Dame de Nazareth, il est écrit : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Ce n’est donc pas seulement la Maison de Dieu, ni seulement la Maison des hommes, c’est aussi la Maison des citoyens et de l’ensemble de la communauté humaine qui espère encore un espoir de paix dans un monde de plus en plus troublé et troublant.
Tous les Shabbat, dans toutes les synagogues de France, une prière est dite pour la République française, bien évidemment. Ce qui est intéressant au niveau du Consistoire, c’est que le culte est pris en charge par les rabbins, mais il y a aussi des administrateurs qui, eux, sont laïques. Autrement dit, nous ne demandons pas aux administrateurs d’être aussi érudits que les rabbins – ce serait d’ailleurs totalement impossible -, mais nous leur demandons de faire respecter les valeurs de la République tout en étant gardiens du Temple.
Et si parfois nous avons quelques dérives, le rabbin sait nous rappeler qu’il existe des fondamentaux à respecter, toujours dans le cadre des valeurs de la République. Ces valeurs sont : Liberté, Égalité, Fraternité. Bienvenue à Grande Synagogue Notre-Dame de Nazareth, et au plaisir de vous y voir et de vous y rencontrer.
