Maîtresses du souffle et garantes d’une pêche durable, elles sont les détentrices d’un savoir-faire millénaire qui exige de composer au quotidien avec les dangers de la mer.
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Elles seraient aujourd’hui un peu plus de 3 000 « femmes de la mer », littéralement « haenyeo » en sud-coréen. Les célèbres plongeuses de l’île de Jeju, dans le sud de la Corée du Sud, récoltent les ressources marines – notamment des mollusques comme les oursins et les ormeaux – en apnée et à mains nues. Leur pratique exclusivement féminine, qui remonte à l’époque des Trois Royaumes de Corée, est classée au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco depuis 2016. L’île volcanique de Jeju figure aussi au patrimoine mondial pour la diversité et la richesse de ses écosystèmes. Avec l’exposition Île de Jeju, vivre avec la mer, à voir jusqu’au 6 septembre à Paris, le Centre culturel coréen fait aussi découvrir l’exceptionnelle culture des haenyeo.
« Jeju est surnommée l’île aux trois abondances : pierres, vent et femmes. L’exposition montre à travers le parcours consacré à ces plongeuses l’importance du rôle des femmes sur l’île », rappelle Haeyoung-yoomine Kim, la commissaire de l’exposition qui leur est dédiée. « Les haenyeo sont des femmes très dynamiques. Nous les avons invitées pour le vernissage et elles étaient heureuses de partager leur histoire, leur vie si particulière. Elles sont très fières de ce métier où l’on respecte la nature, où la solidarité est de mise entre plongeuses. »
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Une transmission nécessaire alors que « peu de jeunes s’intéressent à ce métier », souligne Haeyoung-yoomine Kim. « C’est un travail qui est physiquement dur et il ne rapporte pas beaucoup. C’est pour cela que la plupart des haenyo ont souvent plus de 70 ans. Mais elles sont en forme : elles passent environ entre 4 à 6h en mer, et elles continuent de travailler dans l’après-midi dans les champs. » Leur activité dans « les fermes marines » se déroule dans la matinée.
« Elles font plus d’une centaine d’allers-retours entre les profondeurs et la surface », poursuit la commissaire. Les plongeuses peuvent tenir en apnée jusqu’à une minute. Quand elles remontent, elles sifflent et émettent un cri appelé « sumbi-sori », ce qui correspond à « une technique de survie unique » pour des femmes qui plongent « entre 3 et 20 mètres de profondeur ». Les plus expérimentées tiennent « jusqu’à 2 minutes ». Les haenyeo sont classées en trois groupes : les « hagun », les moins aguerries, les « junggun » et « les sanggun ». Ces dernières conseillent les autres et dirigent souvent les coopératives de plongeuses qui travaillent en mer.
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Avant de plonger, les haenyeo prient la déesse de la mer, Jamsugut, afin qu’elle les protège et leur assure une belle récolte. Pour elles, la mer est un espace de dualité qui représente à la fois la vie, puisque source de subsistance, et la mort dont l’unique arbitre est le « mulsum », le souffle sous-marin. « Au moment où vous êtes consumé par la cupidité, la mer se transforme en tombe, mais lorsque vous contrôlez vos désirs, elle devient le sein d’une mère qui donne généreusement », peut-on entendre dans le court-métrage documentaire de Koh Hee-young, Breathing Underwater (Respirer sous l’eau, 2016), diffusé durant l’exposition du Centre culturel coréen.
« Si elles retiennent leur souffle trop longtemps pour récolter davantage de fruits de mer, elles risquent d’y laisser leur vie », insiste Haeyoung-yoomine. Du coup, elles travaillent sans avidité en gardant toujours un grand respect pour la mer. On n’exploite pas, les règles sont suivies pour préserver la nature tout en satisfaisant aux besoins de l’humanité. Travailler à la protection de l’environnement est la mission la plus importante pour les haenyeo dont la pratique est menacée ».
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Si la technique est immuable, les plongeuses se sont toutefois adaptées à leur époque. Du moins, en ce qui concerne leur tenue de travail. Dans les années 1970, elles ont renoncé à un vêtement traditionnel en coton pour adopter les combinaisons néoprène. Flotteur (« tewak »), filet (« mangsari ») qui est indissociable du premier, lunettes de plongée (« nun » qui signifie « œil ») dont l’utilisation a commencé « entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle »,couteau (« bitchang ») et houe à main en fer courbé (« golgaengl ») sont leurs indispensables accessoires.
Le tewak est le plus emblématique de leurs outils. « C’est une bouée, explique la commissaire de l’exposition, qui leur permet de survivre dans la mer. Il leur est précieux parce qu’il permet de garder leurs accessoires et objets essentiels quand elles travaillent. C’est aussi un support pour se reposer à la surface de l’eau. » C’est également un soutien quand elles nagent.
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Le flotteur, dont les formes et les couleurs varient parce qu’intimement liées à sa propriétaire, indique aussi la position de chaque haenyeo en mer. Plus qu’une bouée, le tewak est une « ligne de vie dans la mer agitée ». « Autrefois fabriqué à partir de calebasses naturelles, [il] est aujourd’hui conçu en polystyrène enveloppé de tissu et attaché par des cordes en nylon », précise l’exposition. Des matériaux plus accessibles pour ses propriétaires.
Le filet est souvent accroché à la bouée et sert à transporter la pêche qui varie en fonction de la qualité de la mer. « Elles peuvent gagner jusqu’à 200 euros par jour si la pêche est bonne », indique Haeyoung-yoomine Kim, la commissaire d’exposition. Mais les haenyeo les plus expérimentées partagent leur récolte avec les débutantes. En outre, beaucoup de plongeuses valorisent elles-mêmes leurs produits marins dans leurs restaurants.
Selon la commissaire, pour leur permettre de vivre dans de bonnes conditions, plusieurs projets sont mis en place par les autorités de l’île de Jeju afin de préserver leur activité patrimoniale. En attendant, « les connaissances se transmettent aux jeunes générations au sein des familles, à l’école, dans les coopératives de pêche locales titulaires des droits de pêche, les associations de haenyeo, l’école des haenyeo et le Musée des haenyeo », souligne-t-on sur le site de l’Unesco.
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La pratique singulière des haenyeo et leurs valeurs en font une source d’inspiration pour les artistes comme le photographeKim Hyung-sun. Pendant une décennie, il a immortalisé plus de 300 d’entre elles. Ses portraits grandeur nature, réalisés sur fond blanc, donnent la sensation d’être au plus près de ces femmes et de tout ce qu’elles (trans)portent en et avec elles. En premier lieu, leurs combinaisons et leurs outils. Kim Hyung-sun, dont les œuvres sont à découvrir au Centre culturel coréen, met ainsi en lumière leur incroyable dégaine. À ses côtés, la photographe Kang Jinju s’attache à capter l’aura d’objets tout à fait ordinaires mais éminemment indispensables à travers des clichés réunis dans un espace très didactique de l’exposition.
Plusieurs documentaires, notamment Haenyeo : les dernières gardiennes de la mer (2024) de Sue Kim, produit par la prix Nobel de la paix pakistanaise Malala Yousafzai, leur ont été consacrés. Mais les plongeuses de Jeju sont aussi des héroïnes naturelles de fiction. La vie portera ses fruits, série disponible actuellement sur Netflix comme Retour à Samdal-ri, constituent un bon moyen de prolonger la découverte d’une communauté unique de femmes plongeuses sud-coréennes, celle des dernières reines de la mer.
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Exposition spéciale « Île de Jeju, vivre avec la mer » jusqu’au 6 septembre 2025 au Centre culturel coréen, 20 rue la Boétie, 75008 Paris