
Passé à la postérité avec Les Croix de bois, Roland Dorgelès (1885-1973), prix Fémina 1919, devint juré du prix Goncourt dix ans plus tard, avant d’être nommé président du jury en 1954 et de le rester jusqu’à sa mort. L’ancien artiste désargenté à Montmartre, dont il se révéla un illustre mémorialiste, fut l’instigateur d’un canular mené avec maestria. Agacé par le cubisme et l’art abstrait, il n’appréciait pas Les Demoiselles d’Avignon (1907), peint par Picasso au Bateau-Lavoir, baraque insalubre sur la place Émile-Goudeau. Toujours fourré au Lapin Agile, sur le flanc opposé de la Butte, le poète sans poème avait vu de près une autre toile de Picasso que le propriétaire des lieux, Frédéric Gérard, dit Frédé, reçut en cadeau avant de vite s’en séparer.
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Comme il savait que la postérité était parfois injuste, il eut l’idée, avec quelques proches, d’inventer un peintre fictif pour gruger tous les critiques qui se ruaient au Salon des indépendants de 1910 où il était de bon ton de dire que « Renoir et Monet n’étaient plus que des vielles barbes » parce qu’ils imitaient trop la nature. Dorgelès dit à Apollinaire, son voisin de colonnes à Paris-Journal : « C’est facile vous savez, de se faire remarquer. Il n’y a qu’à marcher la tête en bas. Vous allez voir ce que vous allez voir ! »
Avant de passer à l’acte, il songea au dressage d’un chien savant, puis il se ravisa : « Un âne c’est mieux ! » Il fonça rue des Saules pour convaincre Frédé qu’il garantit d’une grande publicité. Dorgelès demanda à un huissier de justice, Me Paul-Henri Brionne, d’assister à la séance « zoologique et picturale » pour constater que l’âne Lolo, un pinceau ficelé sur sa queue, badigeonnait le châssis de 54cm sur 81 que le farceur déplaçait. Chaque changement de couleur s’accompagnait de la mastication de carottes, de feuilles de laitue, de navets, de branches de céleri. Des voisins alertés par les rires accoururent et devinrent autant de témoins. Berthe, la compagne de Frédé, s’exclama : « Vous êtes plus bête que Lolo ! » Quand l’âne rechignait à bouger la queue, Frédé se mettait à chanter Le Temps des cerises. L’ensemble prit forme avec du bleu sombre, froid, et une ligne d’horizon sur laquelle semblent gesticuler des couleurs vives. On pourrait y voir un vaisseau sur la mer.
Le Tout-Paris culturel ne parlait plus que de la farce
« Comment le titrer ? » demanda l’huissier. Portrait, sous-bois ou clair de lune, bataille de fleurs, tremblement de terre, arc-en-ciel… les propositions fusèrent. Le choix se porta sur : « Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ». La signature de l’œuvre revint à Joachim-Raphaël Boronali, anagramme d’Aliboron qui désigne quelqu’un se croyant habile alors qu’il est stupide. Dorgelès inventa une biographie à ce peintre italien imaginaire issu du futurisme et signataire du Manifeste de l’excessivisme dans le style de Marinetti : « Dévastons les musées, piétinons les routines, faisons un feu de joie avec les chefs-d’œuvre. »
Le tableau fut exposé au Cours-la-Reine, à Paris. Tout le monde n’y vit que du feu. Un visiteur vociféra : « C’est imbécile ! » mais il affichait ce même dégoût devant chaque panneau. Deux amis de Dorgelès étaient chargés de hurler : « Ah ! enfin le Boronali ! » Les gazettes tombèrent dans le piège. Ravi d’avoir réussi son coup, Dorgelès se rendit au Matin pour étaler le constat d’huissier avec de nombreuses photos. Le journal titra : « Un âne chef d’école ». Le Tout-Paris culturel ne parlait plus que de la farce et le public se rua en masse pour voir le tableau de Boronali, exposé ensuite au Lapin Agile.
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La toile fut vendue 20 Louis d’or – à une époque où un Dufy coûtait deux pièces de cent sous. La somme fut remise à l’Orphelinat des Arts. En 2025, le tableau est exposé à l’Espace culturel Paul Bédu, à Milly-la-Forêt, non loin de la tombe de Jean Cocteau dont l’épitaphe est : « Je reste avec vous. » Lolo alias Boronali est mort pendant la Première Guerre mondiale à Saint-Cyr-sur-Morin. Des gens ont prétendu qu’il s’était noyé par accident. Faux, prétendait Dorgelès qui opta pour le suicide, « comme un artiste, dans une crise de neurasthénie », nostalgique de Montmartre que Pierre Mac Orlan appelait « le petit arpent du bon Dieu ». Ainsi soit-il.