« Je passe sur le pont tous les jours, c’est très pratique, il n’y a jamais personne. » Détendue au volant de sa petite voiture, la Béglaise Sophie résume la situation paradoxale du pont Simone-Veil, inauguré il y a un an, le 6 juillet 2024, à Bordeaux. Il était attendu comme l’alpha et l’oméga dans la partie sud d’une agglomération gagnée par la thrombose automobile, mais son trafic s’avère en réalité étonnamment faible. Environ 13 000 véhicules chaque jour, loin des 30 000 annoncés. Conçu comme une esplanade monumentale ouverte aux grands rassemblements sur l’énorme partie piétonne de son tablier, il n’a jamais accueilli le moindre événement. Et seulement 500 piétons l’utilisent au quotidien.

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« La première fois que je suis passé sur ce pont, j’avais l’impression d’être tout seul, je me demandais si je ne m’étais pas trompé, s’il était vraiment ouvert, tellement il n’y avait quasiment aucune circulation. En fait, c’est normal, c’est un peu toujours comme ça : en dehors de quelques moments dans la journée où ça coince au niveau des accès au pont, il y a très peu de voitures », raconte Yves, un autre habitué de Simone-Veil.

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« Encore de la marge »
Bordeaux Métropole fait valoir, à juste raison, qu’il faut plusieurs années pour qu’un ouvrage de cette nature s’installe dans le paysage et atteigne ses objectifs de trafic. À l’autre bout de la Garonne, le pont Chaban-Delmas, ouvert en mars 2013, n’avait pas tout de suite fait le plein. Mais il n’a jamais donné cette impression de vide que l’on sent sur le pont Simone-Veil.

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« La première fois que je suis passé sur ce pont, j’avais l’impression d’être tout seul, je me demandais si je ne m’étais pas trompé »
« C’est un ouvrage qui a encore de la marge », euphémise Clément Rossignol Puech, maire de Bègles et vice-président de Bordeaux Métropole. « On attend un trafic de 26 000 véhicules par jour en 2030, sans doute 30 000 en 2040, poursuit l’élu. On a constaté un report de trafic venu du pont Saint-Jean, dont la fréquentation a légèrement baissé, à 21 000 véhicules par jour. Par comparaison, le pont Chaban-Delmas est à 28 000 par jour. C’est vrai que la montée en charge du pont Simone-Veil est moins rapide que ce que l’on avait constaté sur Chaban-Delmas. On pense que c’est lié à la proximité immédiate de deux ponts, Mitterrand et Saint-Jean. »

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Autre élément d’explication : le pont Simone-Veil relie deux quartiers dont l’urbanisme n’est pas achevé. Côté Floirac comme à Bègles et Bordeaux, l’opération Euratlantique n’est pas terminée, ce qui n’aide pas l’ouvrage à prendre vraiment sa place. Plusieurs réglages ont eu lieu cette année sur le cadencement des feux sur les têtes du pont, pour optimiser le trafic et capter de nouveaux usagers. « Mais tant que le contexte urbain n’est pas abouti, il ne peut pas vraiment s’installer. Il reste des chantiers en cours à Bordeaux Belcier, dans la ZAC de Floirac aussi, et l’opération Bègles Port n’a pas encore démarré », souligne le service grands travaux de la Métropole. Selon la collectivité, c’est juste une question de temps.
La douche froide
L’autre aspect de la vie du pont Veil – les grands événements qu’il est censé accueillir – est beaucoup plus problématique. Mercredi 9 juillet, l’esplanade piétonne du pont reçoit le Balterno caravane tour, une session de musique house et techno. On est loin des grands événements annoncés lors du choix de l’architecte Rem Koolhaas, en 2013. Publiée par le Néerlandais, l’image de synthèse d’un pont entièrement couvert par une fête foraine comparable à celle des Quinconces avait fait sensation. Le pont Veil était alors présenté comme un équivalent des quais rive gauche : une immense esplanade dédiée aux grands rassemblements festifs. Or, ils n’auront probablement jamais lieu.
« On attend un trafic de 26 000 véhicules par jour en 2030, sans doute 30 000 en 2040 »
Au printemps 2024, la préfecture de la Gironde a transmis une note aux élus de la Métropole, qui a fait l’effet d’une douche froide. En raison des risques portant sur la sécurité, la jauge de l’espace piéton du pont Veil est limitée à 5 000 personnes. « Il y a eu un moment de déception avec ces nouvelles consignes de sécurité », reconnaît Clément Rossignol Puech. Rapportée à la taille de l’ouvrage, la jauge maximum interdit tout grand événement. « Nous avons quelques sollicitations, j’ai bon espoir, mais ce sera des choses de taille plus modeste », confirme le maire de Bègles. Curieuse situation pour la Métropole qui s’est offert un pont-esplanade mais ne peut pas l’utiliser comme tel.
De son côté, le maire de Bordeaux, Pierre Hurmic, veut installer des ombrières sur le tablier qu’il juge « infréquentable » (à cause du soleil). « Je m’en suis ouvert à Rem Koolhaas, il n’est pas contre, il va même étudier la faisabilité », précise-t-il. S’il les obtient, le pont sera plus « fréquentable ». Mais ce sera sans doute au détriment de la vocation événementielle du pont, déjà mal en point, qui suppose que l’esplanade soit libre de tout mobilier.
En chiffres
Au printemps 2025, la Métropole a analysé finement les trafics des piétons et des cyclistes sur le pont. Quelque 500 piétons l’empruntent quotidiennement en moyenne, pour un trafic à 70 % d’induction. Ce qui veut dire que la majorité des piétons viennent attirés par le pont, en promenade. Le reste l’utilise sur un trajet d’une rive à l’autre.
Concernant les cyclistes, ils sont 1 500 à l’emprunter chaque jour, avec seulement 30 % d’induction. Il répond pour eux à une vraie logique de déplacements. Au total, 32 % de ces cyclistes ont changé de mode : ils se sont mis au vélo parce que le pont Veil leur offrait une possibilité intéressante, plus rapide et directe. La moitié de ces cyclistes sont des ex-automobilistes.
La Métropole estime que, tant que le bouclage de l’itinéraire cyclable n’est pas encore réalisé sur la rive gauche (il reste un tronçon à construire dans le quartier de Brienne), le pont Veil n’exerce pas sa pleine attractivité sur les cyclistes.