La grande chorégraphe canadienne Crystal Pite et le génial agitateur du théâtre britannique Simon McBurney se sont associés pour créer “Figures in extinction”, un triptyque fou, sublime, panoptique de notre séparation de la nature, de nous-mêmes et de la mort, qui va faire sensation à Montpellier Danse.
Que le tout soit plus que la somme des parties, c’est le rêve derrière toute collaboration artistique. Mais combien de fois, en musique, sur scène ou sur écran, en est-on arrivé face au résultat à regretter la banalité algébrique du un plus un qui fait deux et qui n’est pas si mal en plus d’être correct ? Rien d’une déception de cette sorte avec Figures in extinction, fruit de l’association entre Crystal Pite et Simon McBurney dont Montpellier Danse va avoir la primeure française pour sa 45e édition. D’autant qu’il n’est pas que ces deux grands noms du spectacle vivant dans cet accomplissement holistique : il faut encore y ajouter le Nederlands Dans Theater 1 ; autrement dit, l’élite d’une des plus grandes compagnies de danse contemporaine néo-classiques au monde.
Associée au Nederlands Dans Theater (NDT) depuis 2008, la chorégraphe canadienne Crystal Pite a déjà signé onze pièces, pour celui-ci. Quand Emily Molnar, comme elle canadienne et ancienne du Ballet de Francfort de William Forsythe, en prend la direction artistique en 2020, elle l’invite à tenter une expérience véritablement nouvelle pour sa prochaine création pour le NDT. Crystal Pite pense alors à Simon McBurney : elle l’a découvert à New York dans The encounter, un (génial) solo dans lequel le comédien assisté par un dispositif sonore sophistiqué transporte le public au cœur de la forêt amazonienne, et ne s’en est pas remise. Elle veut bosser avec cette figure de la scène britannique à la virtuosité démiurgique et transdisciplinaire, rompue au théâtre avec ou sans sa compagnie Complicity comme à la mise en scène d’opéra. Mais jusque-là, jamais à la danse même si, formé à l’école de Jacques Lecoq, son travail a toujours mis en jeu le corps.
Sur la crise climatique
Quand Crystal Pite et Simon McBurney se rencontrent enfin, ils ne tardent pas à s’entendre… et s’entendent plus vite encore sur le sujet de leur future création. « Nous étions tous les deux très préoccupés par la crise climatique, se souvient Cystal Pite. Nous avons cherché le moyen de traduire cette préoccupation sur scène sans que cela soit didactique ou dogmatique. Nous voulions que notre œuvre elle-même soit un lieu de rassemblement et de connexion autour de ce sujet, mais aussi d’une certaine manière de deuil et de consolation. » Créée à Manchester le 19 février dernier, leur création commune Figures in extinction est en fait un triptyque d’une ambition remarquable et d’une dimension plus encore formidable. Quel spectacle total !
Monté en six semaines par Crystal Pite avec un regard de Simon McBurney et donné pour la première fois en 2022, le premier volet, sous-titré The list, nous confronte à notre déconnexion du monde naturel en mettant en scène tout ce qui est en train de disparaître des animaux, des végétaux, des terres… Tandis qu’une voix énumère, commente ou dénie les extinctions, la mise en scène procède par visions, saynètes ou tableaux saisissants, tandis que la chorégraphie suggère la nature mais travaille surtout la gestuelle signature de Crystal Pite, ce mouvement décomposé tel un effet domino qui, ici, dit bien l’inéluctabilité. Et le tragique à l’œuvre y prend corps dans un dernier grand ensemble puissant.
Le deuxième volet, But then you come to the human, a été créé dix-huit mois plus tard, fin 2023, toujours au terme de six semaines de travail, cette fois, dirigé par Simon McBurney sous l’œil de Crystal, et comme son sous-titre le suggère, il évoque comment nous, humains, nous sommes déconnectés des autres et de nous-mêmes avec la complicité de la technologie. D’abord plus théâtral, incarné, costumé, il nous plonge dans un monde kafkaïen-orwellien (pour mémoire : le nôtre), mais sous un éclairage à la Terry Gilliam : l’humour anarcho-absurde déjà sensible dans la première partie explose ici. On y parle beaucoup, notamment, de la supposée dichotomie du cerveau humain, mais le geste accompagne la parole ; jusqu’à l’épilepsie quand elle se fait logorrhée, jusqu’à la danse explosive, virtuose… Et là encore, dans les ensembles, surgissent des désirs de collectif, d’harmonie…
Enfin, la troisième partie, peut-être la plus puissante, aboutie, Requiem, a été créée en février dernier, cette fois en huit semaines et par les deux artistes réunis en studio, et traite de l’ultime déconnexion avec la mort, cette finitude qu’on ne veut pas voir, encore moins croire. Une chambre d’hôpital pour une fin de vie médicalisée se transforme en opéra, son lit en radeau de la Méduse… Sur des musiques naturellement de plus en plus élégiaques, on y voit des ici-bas et des au-delàs, on reste coi, et on touche au mystère, et on ne s’en remet pas.
Préserve l’émerveillement
« La marche du monde est parfois tellement écrasante… et créer une œuvre à son sujet, j’espère, d’un peu significative, est la seule chose que je sais et puis faire, soupire Crystal Pite. Il y a une grande différence entre l’art et l’activisme ; certains combinent les deux à merveille, mais ce n’est pas mon cas. Je ne vois pas les choses de cette façon. »
Simon McBurney précise leur pensée : « On est parti du changement climatique mais la question au cœur de la pièce qui s’est fait dans le dialogue, c’est-à-dire la connexion, c’est celle de la séparation, d’abord notre séparation du monde vivant, ensuite notre séparation d’avec les autres et nous-mêmes (car tout le monde sait que le pouvoir ne cherche à rien d’autre que cela, nous diviser) et enfin notre séparation d’avec la mort, d’avec nos morts. Or, si nos morts sont présents pour nous, cela signifie que le mystère le demeure, le mystère de toute chose, et de l’infini, et partant, la possibilité de l’émerveillement, ensemble, dans la nature et sur cette planète. »