Art contemporain : de Paris à Venise, les expos incontournables de l’été

Juin 24, 2025 | Paris

Il sort rarement de sa tanière. Début avril, Thomas Schütte a pourtant fait le déplacement depuis Düsseldorf jusqu’à Venise pour l’inauguration de sa rétrospective événement organisée à la Punta della Dogana. Le plasticien allemand, aujourd’hui âgé de 70 ans, d’un naturel taciturne, a même pris la parole devant un parterre de journalistes médusés ! Remué de toute évidence par leurs réactions dithyrambiques face à cet ensemble composé évidemment des sculptures qui l’ont rendu célèbre, le plus souvent en bronze, en céramique et en verre de Murano, et aussi d’un échantillon plus rare d’œuvres graphiques, qu’il répugne à montrer au public en règle générale.

« Quand il va très mal, il dessine énormément, a souligné la co-commissaire Camille Morineau. Le processus est douloureux. Il a longtemps été sujet à la dépression, ce qui l’a obligé à effectuer plusieurs séjours à l’hôpital. Il n’a cessé de noircir du papier pendant ce temps. Alors qu’on préparait l’exposition, il a accepté de me dévoiler ses feuilles confidentielles, aussi tristes que tragiques. »

Tous ses motifs traduisent l’état de l’artiste, tel un journal intime

Il lui a donné trente minutes pour en choisir 80, alors qu’il y en avait 1 000 ! « Je devais aller vite, il était très angoissé à l’idée que je les regarde car il se mettait à nu psychologiquement. » Ce qui l’a troublée en premier lieu, c’était la diversité des techniques employées : stylo feutre, crayon, gouache, aquarelle, laque, encre, peinture en spray… Les motifs traduisent chaque fois l’état dans lequel il se trouve, comme un journal intime. « Il s’exprime avec une liberté totale, a confirmé son collègue Jean-Marie Gallais. Il n’appartient à aucun courant, n’écoute aucune mode. Il suit son chemin et ses intuitions. »

Baptisé « Généalogies », le parcours raconte l’engagement de Thomas Schütte, élève de Gerhard Richter, qui touche à tout. « Je me rapelle l’émotion très forte que j’ai ressentie lors de nos premières rencontres dans son atelier, a déclaré François Pinault, qui collectionne ses sculptures depuis plus de vingt ans. J’avais alors été frappé par son ironie et sa manière d’assumer l’héritage de la tradition académique ; j’avais été impressionné par la relation particulière qu’il entretenait avec l’idée de la mort et ses représentations, et saisi par sa sensibilité à toutes les fragilités de l’âme humaine. »

Profondément enraciné dans l’histoire de l’art, son travail n’est pas sans évoquer celui du caricaturiste Honoré Daumier, surtout dans une salle où, posées sur des socles, des têtes géantes aux visages marqués par diverses expressions semblent dialoguer et comploter entre elles. Comme une société secrète. Sont-ils criminels ou innocents ? « Le contraste est saisissant s’il s’agit d’hommes puissants, arrogants, terrifiants et grimaçants, ou de femmes qui possèdent une paix intérieure », a précisé Camille Morineau.

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L’accueil des accidents

Le geste créatif du lauréat du Lion d’or en 2005 à la Biennale de Venise prend du temps : il peut se passer des années entre l’esquisse préparatoire et la fonte de la statue. Il accueille volontiers les accidents : pour la série Les Hommes dans le vent, de 2018, des figures monumentales mesurant près de quatre mètres de haut, sont engluées, enlisées, empêchées d’avancer, le bronze patiné coulé a débordé, emprisonnant par conséquent les jambes qui se sont dissoutes dans le bloc. C’est la deuxième fois que Thomas Schütte accorde sa confiance aux institutions, même si cela lui a causé de la « fatigue » :  il y a six mois, le MoMA de New York et désormais la Punta della Dogana de Venise. « L’espoir est le manque d’informations, a-t-il lancé avec l’humour sarcastique qui le caractérise. Je ne lis plus de livres, je ne vois plus de films et j’observe une distance avec les médias. Ma vie est suffisamment riche, j’ai de quoi m’occuper. »

Le dimanche, il va au musée et se sent connecté. « Je préfère manipuler les matières plutôt que les mots. Je suis heureux d’ignorer les tendances du marché. J’ai besoin de vérité. Parfois, les artistes veulent séduire les intellectuels et oublient le public. » Thomas Schütte a remercié « les médicaments et les docteurs » qui lui ont permis de « fonctionner à nouveau ». Cet adepte du modelage a confié son souhait le plus cher : devenir un meilleur dessinateur, discipline qu’il exerce en écoutant du jazz, sans jamais savoir où cela va le mener. « Je produis beaucoup de manière automatique, et je n’y jette même pas un œil après coup, a-t-il confessé. Cela m’arrive d’être bloqué, l’échec existe, mais je dois y survivre. » Sa plus grande peur ? « Les gens qui n’ont pas d’émotions. » Il n’a pas à s’en faire, celles que procure cette déambulation dans son esprit labyrinthique sont inoubliables. 

« Thomas Schütte. Généalogies ». Punta della Dogana. Jusqu’au 23 novembre. pinaultcollection.com


Bourse de Commerce : le corps dans tous ses états

Duane Hanson, Seated Artist, 1971.

« Considérant les circonstances graves que le monde traverse, l’accent est mis sur la médiation et le partage avec le public. » Emma Lavigne, directrice générale de la Collection Pinault, a souhaité insuffler de l’espoir à la nouvelle exposition qui se tient en ce moment à la Bourse de Commerce à Paris, ancrée dans une époque en proie à des bouleversements : « Corps et âme ». Pour partager des émotions et prendre un peu de distance, à travers un parcours pertinent qui regroupe une quarantaine d’artistes, de Georg Baselitz à David Hammons. « Chacun à sa manière s’empare du thème de la représentation du corps pour en faire un champ d’expression où se mêlent toutes sortes de problématiques : identitaires, sociales, culturelles et spirituelles. »

Peintures, sculptures, photographies, films ponctuent les salles, où l’on débusque Duane Hanson, plasticien américain qui façonne des statues hyperréalistes (réalisées d’après moulage), pour évoquer les événements majeurs qui secouent les États-Unis depuis les années 1960, dont la lutte pour les droits civiques et contre le racisme. Des figures grandeur nature, sans socle pour une meilleure interaction avec les visiteurs, à l’instar de son propre autoportrait au regard désenchanté.

« Corps et âme ». Jusqu’au 25 août. pinaultcollection.com


Bourse de Commerce : l’invitation à la contemplation

La rotonde de la Bourse de commerce accueille toujours des œuvres exceptionnelles. Elle ne faillit pas à la règle en conviant Céleste Boursier-Mougenot pour y présenter « Clinamen », une installation monumentale et multisensorielle pensée en résonance avec l’architecture du lieu. Le plasticien et compositeur de 64 ans a disposé un bassin de 18 mètres de diamètre rempli d’eau dans lequel se reflète le ciel à travers la coupole du musée. Une étendue bleue où flottent des bols en porcelaine blanche de différentes tailles, mus par un léger courant, et qui provoquent des sons mélodieux au moment où ils s’entrechoquent. Les visiteurs sont invités à s’asseoir tout autour, en observant le silence pour écouter les variations de ce ballet aquatique et musical, en mouvement permanent, circulaire et aléatoire.

Clinamen investit la rotonde de la Bourse de commerce

Il faut fermer les yeux pour saisir toutes les nuances de cette symphonie singulière et imprévisible, affranchie de toute intervention humaine, où les récipients deviennent des instruments. Une parenthèse hors du temps, résolument hypnotique, propice à la méditation et à la relaxation. On se croirait presque dans un temple bouddhiste au Japon, car les vibrations acoustiques évoquent celles des cloches appelant à la prière et au recueillement. Une expérience immersive, poétique et spirituelle. 

« Clinamen ». Jusqu’au 21 septembre. pinaultcollection.com


Palazzo Grassi : les fantômes de Tatiana Trouvé 

Sa mission, si elle l’acceptait, consistait à investir tout le Palazzo Grassi, à Venise, pour y déployer son art. « Une carte blanche dominée de façon magistrale car elle a créé tout un écosystème dans le dédale de salles mis à sa disposition, pour changer notre manière d’appréhender le lieu et même le transfigurer, a commenté Caroline Bourgeois, la commissaire. À commencer par la constellation qui recouvre le carrelage de l’atrium, fabriquée à partir de bitume et de plaques d’égout, et sur laquelle le visiteur est invité à marcher. »

Au Palazzo Grassi, Pinault Collection consacre une exposition à l’artiste franco-italienne Tatiana Trouvé.

En prenant de la hauteur, le résultat s’avère stupéfiant. 80 % des pièces qui jalonnent la rétrospective consacrée à la plasticienne Tatiana Trouvé, 56 ans, ont été réalisées pour l’occasion in situ. À la différence de Thomas Schütte, qui représente le corps avec une certaine théâtralité, il brille par son absence ici. Selon elle, l’humain est figuré dans toutes les traces qu’il laisse après son passage.

Ainsi, on a le sentiment que l’exposition est envahie de fantômes, à l’instar de cette paire de chaussures coincée sous une paroi en verre ou de ce mur blanc qui porte les stigmates des émeutes et des affrontements ayant suivi la mort de Nahel Merzouk en 2023, car elle a eu l’idée d’effectuer des moulages à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, où elle habite, sans demander l’autorisation de la mairie. Pour avoir une trace de ces « fractures », de ces « cicatrices ».

Jouer avec la perception

Mais, en dépit de son engagement contre les inégalités, Tatiana Trouvé accorde au public sa liberté d’interprétation et d’action, ses œuvres ne possédant aucune dimension didactique. On plonge au cœur de l’imaginaire de celle qui procède par séries, joue avec notre perception et nous emmène ailleurs avec des installations, des sculptures (essentiellement en bronze) et des dessins. Ce qu’on ne voit pas est aussi important que ce qui nous est montré. Parfois de loin, car on s’aperçoit qu’une vitre empêche d’accéder à un corridor. Elle s’est complètement approprié l’espace, du plafond au sol, un prolongement de son atelier. « Elle conserve tout, elle accumule, collectionne et réutilise, note Caroline Bourgeois. C’est l’étape de la transformation qui l’intéresse. Rien n’est à jeter, tout prend sens et vie. »

L’artiste, discrète, a néanmoins détaillé son mode de fonctionnement. « Les objets s’alimentent les uns les autres. Je les ai trouvés, ramassés, chinés, ils ont arrêté mon regard, destinés à disparaître. J’ai voulu les fossiliser, qu’ils deviennent pérennes. Après, je suis incapable de donner une explication scientifique à ma démarche »… qui se réinvente avec fluidité et poésie. « Douter permet de réfléchir et d’envisager le monde différemment. Je circule, j’évolue, j’ouvre de nouvelles portes. » 

« Tatiana Trouvé. La Vie étrange des choses ». Jusqu’au 4 janvier. pinaultcollection.com.


Et aussi…

« Les yeux dans les yeux, portraits de la Collection Pinault » : plus de 90 œuvres traitant de la figure humaine et signées, entre autres, par Nan Goldin, Damien Hirst, Annie Leibovitz, Irving Penn, Cindy Sherman, Jean-Michel Basquiat.


Au couvent des Jacobins, Rennes (35000). Jusqu’au 14 septembre. centre-congres-rennes.fr