Commission extraordinaire
Mais si Pierre de Lancre est l’instigateur de ces massacres, il a été aidé par une partie de la population. Le Labourd va mal en 1609, tiraillé par les querelles qui mettent aux prises Ciboure et Saint-Jean-de-Luz, les Goyetche et les Chibou, seigneurs locaux qui s’accusent les uns les autres de diableries. En 1605, déjà, une première commission d’enquête a été demandée au roi, mais les deux parties sont déçues : pas la moindre condamnation à mort à se mettre sous la dent. Ils reviennent à la charge auprès d’Henri IV pour lui demander une justice un peu plus pétaradante. Ils ne vont pas être déçus : « nostre boun rey » n’est pas que celui de la poule au pot et il tape du poing sur la table en nommant Pierre de Lancre à la tête d’une commission extraordinaire.
Le Parlement de Bordeaux a-t-il senti le vent venir ? Toujours est-il qu’il tergiverse, refuse d’envoyer de Lancre, comme s’il soupçonnait le bourreau à venir dans ce bonhomme féru de magie et de mystères en tout genre, déjà auteur d’un livre sur le sujet. Henri IV doit se fâcher de nouveau mais lâche du lest : on nomme Jean d’Espaignet responsable de la mission qui arrive à Bayonne le 2 juillet 1609 et prend ses quartiers dans un ancien couvent de Saint-Jean-de-Luz. Et elle se met aussitôt au travail, recrutant sur place bourreaux, soldats, miliciens, interprètes… un véritable corps expéditionnaire qui s’engage dans l’arrière-pays à l’été. Jean d’Espaignet, que le Parlement de Bordeaux a insisté pour adjoindre à de Lancre, reste en arrière : il doit régler les problèmes frontaliers avec l’Espagne et laisse la bride sur le cou de son « subordonné ».
Le sabbat

Francisco Goya, 1797-1798.
Lequel va en profiter : jusqu’à la fin septembre, il interroge, torture, condamne à tour de bras. Son obsession, c’est le sabbat. Il se délecte des descriptions d’orgies que les témoins lui laissent en pâture, cherche sur tous les corps la marque laissée par le pacte passé avec le diable : elle se niche dans les endroits les plus intimes, ne saigne pas quand on la pique, et celui qui la porte ne ressent pas la douleur à cet endroit. On pique donc l’accusé avec une longue aiguille, et quand il ne crie plus de douleur, on a trouvé la marque. Au bout d’une heure de ce traitement, personne n’a la force de crier et tout le monde est coupable. Les preuves sont partout parce que le diable est malin. « S’il y a tant de procès en sorcellerie, c’est qu’il y a beaucoup de sorciers. » Voilà le genre de preuves dont de Lancre se satisfait.
Affolés, déboussolés, les Labourdins profitent de l’occasion pour régler leurs comptes : ils déposent en masse devant la commission, s’accusant les uns les autres. Les enfants sont une des cibles préférées : le juge en interroge plus de 500, qui ne manquent pas d’imagination pour lui dire ce qu’il a envie d’entendre.
Alors, des sabbats, on en trouve à la pelle : il s’en serait même tenu un sur la plage d’Hendaye, qui aurait rassemblé 12 000 personnes. À ce niveau-là, ce n’est plus un sabbat, c’est l’Hellfest… Tout le monde fuit un Labourd devenu une vraie pétaudière.
Certains prennent la mer pour alerte rles hommes partis à Terre-Neuve. C’est ce qui marquera la fin de la pire période : fin septembre, les pêcheurs reviennent en masse, deux mois avant la fin de la saison. Cinq à six mille marins débarquent, furieux, empêchent des exécutions, menacent parfois les assistants de la commission. Elle restera encore un mois sur place, mais le coeur n’y est plus.
Déjà, l’évêque de Bayonne avait alerté le Parlement de Bordeaux et de Lancre avait été convoqué au présidial de Dax pour s’expliquer. Les accusations commençaient à toucher les gens de pouvoir ou ceux qui s’étaient enrichis trop vite et trop récemment, preuve sans doute de leur pacte passé avec le Malin. Le 1er novembre, à la fin de son mandat, la commission rentre à Bordeaux, accueillie fraîchement par le Parlement. Cela n’empêchera pas Pierre de Lancre d’écrire deux livres sur la sorcellerie et de devenir une référence en la matière dans la région. Tous deux aussi pétris de certitudes : le diable est partout, et quelques centaines de morts, c’est le minimum pour s’en débarrasser.